10 mars 1989, 5h02.
Les cris d'un bébé éclatent dans la salle d'accouchement du St Mary's Hospital, au coeur de Londres. Sophia Lavinia Carmichael est née. Daniel Carmichael, du haut de ses 38 ans, a toujours voulu avoir une fille nommée Sophia, en référence à Sophia Loren. Comme sa femme Evelyne a choisi le prénom de leur fils aîné, Thomas, quatre ans auparavant, il a eu gain de cause. Dans trois jours ils pourront ramener leur bébé chez eux, à Hampstead. Ils ont mis dix ans avant de pouvoir s'acheter cette petite maison typiquement britannique, intercalée entre deux maisons voisines identiques. Hampstead est un quartier huppé, mais abordable pour la classe moyenne supérieure qu'ils représentent, lui étant GP, general practitioner, et elle infirmière. Mais c'est l'endroit dont ils ont toujours rêvé. Le symbole de leur ascension sociale. Evelyne a tout quitté en France pour venir s'installer à Londres, et Daniel est l'aîné d'une fratrie de cinq enfants. La famille est ce qu'il y a de plus important à leurs yeux. Ils espèrent encore pouvoir agrandir la leur, après Sophia.

10 mars 1999, 15h34.
Aujourd'hui Sophia a dix ans. Elle est toujours la petite dernière des Carmichael, aucun petit frère ou petite soeur n'est venu la rejoindre. La famille au grand complet fête son anniversaire. Tous les frères et soeurs de son père sont présents, ses innombrables cousins aussi. Ils sont tous là, dans le grand salon de la maison à Hampstead, mais elle voudrait déjà être ailleurs. Sophia est une petite fille souriante, joyeuse, curieuse et surtout très précoce. Elle s'ennuie, au milieu de tous ces adultes qui ne font que parler de la pluie et du beau temps, importunée par ses cousins plus jeunes qui veulent jouer à la poupée ou à l'école. Son frère et elle sont les plus âgés. Heureusement qu'elle a Thomas. Ils s'éclipsent discrètement dans la cuisine. Ils sont tout le temps collés comme les doigts de la main, même s'ils ne se ressemblent pas toujours. Ils ont un point commun essentiel: ils ont du mal à supporter leur famille, trop peu intéressante, trop volubile, trop famille. Thomas se concentre sur le football, et Sophia sur l'école. Ils excellent chacun de leur côté.

15 mai 2006, 18h07
L'adolescence de Sophia a été difficile. Pas très populaire dans une école privée fréquentée par des enfants riches, elle a été mise de côté. Pointée du doigt comme le vilain petit canard un peu différent, pas assez bien, pas assez aisé, pas assez joli. Elle sait déjà que les amis se comptent sur les doigts d'une main, et que le monde est plein d'hypocrites égoïstes qui obtiennent tout ce qu'ils veulent tout cuit dans le bec sans le moindre effort. Sa sensibilité lui a joué de mauvais tours, elle a été trop déçue, trop blessée, trop touchée par le regard des autres, bien trop souvent. Elle n'a jamais rien dit à ses parents. Elle est trop fière pour admettre qu'elle ne se sent pas à sa place parmi tous ses adolescents héritiers. Sa réussite scolaire sera son arme pour devenir comme eux, aussi bien qu'eux. Elle aussi, elle sera respectée plus tard. En attendant, elle goûte sa première cigarette et devient accro en cachette. Mais il n'y a pas que ça qu'elle fait en cachette. Pour la première fois de sa vie, elle est tombée amoureuse. D'une fille. Leur relation est fusionnelle, mais leurs milieux sociaux sont différents, et elle refuse de s'assumer. Elle sait que son frère et ses parents la rejetteraient. Ce sont des fidèles du parti conservateur, puristes anglicans qui plus est. Elle est plutôt de la même idéologie politique qu'eux. C'est un choc pour elle. Le secret et les différences sociales auront de toute façon raison de son premier amour, mais elle est marquée à vie. Dorénavant, il n'y a plus que le travail qui compte. Comme elle a un an d'avance, elle passera son A-level à la fin de l'année. En attendant elle termine d'écraser son adversaire au tennis qui fait les frais de sa mauvaise humeur. Elle ne supporte plus ses parents qui l'obligent à assister aux réunions de famille dont elle a horreur. Thomas est parti depuis quatre ans déjà, pour se faire une place dans le monde du football, sans réellement y parvenir. Il joue pour une petite équipe de troisième division et ne roule pas sur l'or. Il l'a laissée seule. Ses grands parents, les seuls qu'elle affectionnait, sont décédés deux ans plus tôt, quand elle avait 15 ans. Sa grand mère est morte d'un infarctus et son grand père ne l'a pas supporté.

8 mai 2014, 14h05
Après avoir obtenu son A-level brillamment, Sophia a intégré la prestigieuse London Business School. Elle a obtenu une maîtrise, a passé une année complète en échange à Stanford, et elle est désormais en dernière année de doctorat. PhD en management, ce sera bientôt son titre officiel. Elle fait partie des meilleurs de sa promo, elle aime ce qu'elle fait, et elle y consacre la majorité de son temps. Temps qu'elle a cessé de perdre avec sa famille. Elle a coupé les ponts avec ses parents, distendu le lien avec son frère. Thomas lui a reproché d'abandonner ses parents, il a pris leur parti et elle n'aurait jamais cru ça de lui. Ca l'a blessée. Même si elle sait qu'elle est injuste envers eux. Elle a cumulé les petits jobs pour rembourser le prêt qui finance ses études, de serveuse dans un bar, caissière dans un supermarché, à livreuse de pizza. Elle a aimé faire tout ça, avoir la satisfaction d'un travail bien fait. Sa vie amoureuse est d'un calme plat, elle a enchainé les histoires d'un soir et de quelques semaines avec des hommes, souvent rencontrés à des fêtes très alcoolisées. L'engagement est quelque chose qui l'effraie. Elle a peur, peur qu'on lui enlève cette liberté qu'elle a acquise le jour où elle a quitté le domicile de ses parents pour vivre sa vie. Depuis six mois, elle loue une petite maison de nouveau à Hampstead, quartier qu'elle adore depuis toute petite pour sa vie, son architecture. Dès qu'elle aura terminé son doctorat, elle cherchera un poste haut placé dans une grande firme internationale. Et si elle doit écraser les autres candidats pour y parvenir elle le fera.