Ma mère faisait partie de ces femmes éprises de liberté qui n'aspirent qu'à l'aventure. Ces femmes pour qui fonder une famille nombreuse relève plus du cauchemar que du rêve. Ces femmes libres, sauvages et intrigantes qui font envie à tant d'hommes, mais qui refusent toujours de s'engager. C'est à se demander comment mon père a réussi à la garder auprès de lui si longtemps. Lui et ma mère se sont fréquentés environ cinq ans, ce qui constitue un record, en ce qui concerne la durée des relations de ma mère. Sur ces cinq années, ils en ont passé trois seuls. Puis, à la quatrième, moi et ma soeur avons été conçues. C'est mon père qui désirait avoir des enfants, pas ma mère (évidemment). Elle a accepté à contrecœur parce qu'elle l'aimait. Je la trouve naïve sur les bords. Croyait-elle vraiment qu'elle allait être capable de mener ce genre de vie, d'être une mère à temps plein et de s'occuper d'une famille qui dès le départ, ne faisait pas partie de ses plans, dont elle n'avait pas réellement envie ? Pensait-elle sincèrement que l'amour qu'elle portait à mon père ainsi que la consolidation de leur amour par la fondation d'une famille étaient suffisants pour la garder auprès de nous, alors qu'elle n'avait qu'une envie : partir ? Mon père aussi était bien naïf, voir idéaliste parce qu'il pensait comme elle. C'était la naissance d'une illusion collective, l'espoir des fous. Fous d'amour, je précise, au cas où vous vous imaginiez que mes parents avaient des soucis d'ordre psychologique. Quand ma mère a accouché, elle semblait si heureuse que mon père a immédiatement songé qu'ils avaient pris une bonne décision. Son espoir à redoublé et il a compris : nous serions une famille heureuse, soudée et nous serions toujours là les uns pour les autres...deux ans plus tard, ma mère nous quittait. Ceci n'est pas un euphémisme pour dire qu'elle est morte, elle nous a simplement abandonnés. Elle est parti je-ne-sais-trop-où avec je-ne-sais-trop-qui et j'aimerais pouvoir dire que ce départ m'a blessée, mais ce serais mentir. J'étais trop jeune, quand elle est partie et je ne me souviens pas m'être ennuyée d'elle à un quelconque moment. Parcontre, si son départ ne m'a pas affectée dans l'immédiat, moi et ma soeur en avons souffert plus tard, de manière indirecte...

«Là, regarde !» «Où ?» «Là !» Lily se penche vers l'avant et scrute le fond du lac. Ses cheveux bruns sont très longs et frôlent la surface lisse et claire. Un pas de plus et ma soeur jumelle se retrouve au même endroit que la roche sur laquelle son regard est posé. «Oh, mais elle est en forme de coeur !» À sept ans, une roche en forme de coeur est éligible au titre de 8ième merveilleuse du monde. Alors, Lily se penche. Peut-être que ce serait drôle si je la poussais légèrement. Au cas où vous me prendriez pour une sadique, je précise que l'eau est très peu profonde. Elle lui arrêterait juste en haut des genoux ; le pire qui pourrait arriver serait que sa robe soit trempée. Ça pourrait être drôle, non ? Et la tête qu'elle ferait...Impulsivement, je m'approche et applique une légère pression dans son dos avec ma main. Lily perd l'équilibre. Elle tente de se rattraper mais ne réussit qu'à moitié : elle a réussi à rester debout, mais elle a les deux pieds dans le lac. Le temps qu'elle réalise ce qui s'est passé, je suis hilare. «Sky !» Son expression est choquée, le bas de sa robe dégouline et ses chaussures sont probablement fichues, ce qui ne me fait que rire davantage. Elle, par contre, elle ne rit pas du tout. Elle remonte habilement sur la berge et me regarde, l'oeil mauvais, les mains sur les hanches. «Je vais le dire à papa.» Je n'avais évidemment pas songé à ce détail. Enfant déjà, je suis très impulsive et ne réfléchis pas toujours avant d'agir. Mais peut-on me blâmer ? Je me suis un peu élevée toute seule. «Lily, non !» Il est trop tard pour plaider ma cause, ma soeur fonce déjà vers la maison. Je n'ai d'autre choix que de courir à sa suite. Je la poursuis en lui demandant de s'arrêter, mais elle continue. Elle tient absolument à me dénoncer, et quelque chose me dit que c'est en partie pour obtenir un peu d'attention de notre père. Dès qu'elle passe la porte, elle se dirige vers le bureau de papa. Je la suis toujours. «Papa !» lance-t-elle en pénétrant dans la pièce. J'entre à mon tour pour apercevoir mon père, confortablement installé dans sa chaise à roulettes. les yeux rivés sur de la paperasse. «Papa !» répète Lily. Il lève finalement la tête et sans prononcer un mot, attend simplement qu'elle parle. «Sky m'a poussée dans le lac !» «C'est vrai, Sky ?» Je baisse les yeux et hoche la tête. «Bon, et bien ne recommence plus.»  Et il retourne à sa paperasse. Je ne sais pas qui est la plus choquée : moi ou Lily ? On s'attendaient toute les deux à ce que je me fasse engueuler, ou au moins que je reçoive une petite leçon de moral...mais rien. J'aurais dû m'en douter, au fond. Depuis le départ de ma mère, mon père n'a pas d'attention à nous accorder. C'est un homme seul coincé avec deux filles en bas âge, il préfère largement se noyer dans son travail que d'affronter la situation. Bien sûr, il s'occupe de nous : il s'assure qu'on mange, qu'on se lave, qu'on se mettre au lit quand le soir vient... mais il ne fait pas plus que le nécessaire. Et alors que mon regard voyage entre la mine déconfite de Lily, ses lèvres pincées et ses chaussures trempées, je me dis que parfois, juste le nécessaire, ce n'est pas assez.

L'adolescence. Période durant laquelle on est tous un peu con. Enfin, c'est relatif - certains d'entre nous agissent déjà comme des adultes. Pas moi. J'étais une adolescente en crise. J'étais probablement pire que la majorité. Peut-être que je voulais obtenir l'attention que je n'avais jamais eu, peut-être était-ce simplement dans ma nature. Quoi qu'il en soit, j'étais la provocation personnifiée. Plus c'était illégal, mieux c'était. J'étais tout le contraire de Lily - elle, c'était la fille sage comme une image. Elle faisait tout ce qu'on lui demandait de faire, elle était très timide s'habillait de manière décente (pas comme une none, non plus). Lily, elle avait compris : de l'attention, on en aurait pas, alors aussi bien faire profile bas. Au fond de moi, je l'avais aussi compris, mais je continuais de faire l'idiote. Étrangement, c'est à cette époque que moi et ma soeur nous sommes rapprochées. Je ne sais pas pourquoi, nous n'avions jamais été si différentes mais nous nous sommes serrés les coudes...

«Tu sors ?» je me retourne pour constater que Lily a levé les yeux de son livre. «Oui.» La question était un peu stupide, compte tenu du fais que je me suis habillée, coiffée et que j'essaie désespérément de décoincer la fenêtre de notre chambre. Lily m'observe et hoche la tête. Puis, elle se lève et viens m'aider. En moins de deux, la fenêtre est ouverte. C'est une chance pour moi, car sortir par la porte voudrait dire passer devant mon père. Je ne crois pas qu'il en serait très outré, mais je préfère m'imaginer que ça le mettrait en colère. Dans les deux cas, ce serait plutôt dommage ; je tiens à la vie et je tiens à la fortune de mon père.  «Fais pas trop de conneries, hein.» «Je ne peux rien promettre.» Je lui fais un clin d'oeil et elle soupire avant de retourner s'asseoir sur son énorme lit. Elle sait très bien que cette soirée se terminera en débauche totale, mais elle ne dit rien...et elle ne dira rien. Ma Lily, elle est compréhensive et surtout, loyale. Elle ne me trahira pas, même si je joue avec le feu, même si je me met constamment en danger. Je crois que malgré tout, elle me fait confiance en ce qui concerne ma propre sécurité. Je ne sais pas si elle devrait, mais elle le fait.

Moi et Lily vivons encore dans la maison familiale. Quand j'ai dis à mon père que je préférais me trouver un emploi que de faire des études car je ne savais pas vers quel domaine me diriger, il n'a rien dit. Quand je lui ai avoué m'avoir dégoté un job de serveuse dans un bar, il n'a rien dit. Je ne eux pas dire que son absence de réaction m'ait prise de cours, je m'y attendais. Son manque d'intérêt ne me choque plus, je m'y suis habituée. J'y vois même du positif - je fais un peu ce que je veux de ma vie et il ne me met aucune barrière. Alors je vis ma vie et je profite de ma jeunesse, parce que c'est tout ce que je peux m'offrir. Si on ne parle pas de biens matériels...