Je n’étais même plus capable d’estimer depuis quand je connaissais Cheryl tant cela faisait longtemps. Cela faisait de nombreuses années maintenant, et je crois bien que nous étions encore des petites filles lorsque nous nous étions rencontrées pour la première fois. Désormais, je ne me voyais plus vivre sans elle, même si son caractère extrême et décalé ne ressemblait pas toujours au mien.
~ janvier 2013, 20 ans, dans la cour de la fac.Regarde le nouveau ! s’écria ma meilleure amie tandis qu’elle m’indiquait un jeune homme d’un signe de tête. En même temps, je n’avais qu’à suivre son regard pour voir que c’était bel et bien lui qu’elle dévorait des yeux depuis tout à l’heure. Le garçon en question était beau et grand. Il avait des cheveux châtains dont la mèche de devant était légèrement relevée en banane, et un regard sombre et mystérieux malgré ses yeux bleus perçants. Il avait tout pour plaire, c’est vrai, et peut-être que sa récente intégration à l’équipe de basket de la fac expliquait davantage l’engouement des filles à son égard. Quoi qu’il n’avait apparemment pas besoin de cela. Ce que l’on pouvait dire, c’était que le petit nouveau n’avait pas passé inaperçu.
Il s’appelle Esteban Baker, il a vingt ans, et en plus de faire partie de l’équipe de basket de la fac, je crois qu’il est également musicien ou quelque chose dans le genre, poursuivit Cheryl, me tirant alors de mes pensées par la même occasion. Son attitude d’adolescente pré pubère follement amoureuse pour la toute première fois de sa vie m’arracha un sourire amusé.
Tu es pire que le FBI, déclarai-je sans que ce sourire en coin ne se détache de mes lèvres. Mais Cheryl ne releva pas, trop occupée à se fondre intérieurement de désir pour le beau brun.
Alors ? Je portai de nouveau mon attention sur elle.
Alors quoi ? Et ben qu’est-ce que tu en penses ? me demanda-t-elle avec un pointe de curiosité non dissimulée. Je posai de nouveau mon regard sur le jeune homme afin de l’observer quelques secondes de plus.
Il est mignon, lâchai-je enfin en acquiesçant comme pour confirmer mes dires.
Il est… mignon ? me demanda rhétoriquement ma meilleure amie, visiblement étonnée par le détachement que je manifestais à l’égard de ce fameux Esteban.
Attends, il est pas mignon, il est carrément parfait ! répliqua-t-elle non sans exagérer le moins du monde, comme à son habitude. Et justement, c’était bien la première raison pour laquelle je ne m’intéressais pas plus que ça à ce jeune homme qui était visiblement chasse gardée. De ce fait, mieux valait que je garde mes distances. Alors oui, peut-être bien qu’il était parfait comme elle le prétendait, mais à vrai dire, je m’en fichais pas mal. Ma meilleure amie était et resterait la personne qui comptait le plus pour moi, et ça, cela ne changerait jamais, surtout pas à cause d’un mec. Du moins, c’était ce que je croyais.
* * *
Après avoir dit au revoir à Cheryl, je m’étais dirigée vers la voiture noire garée juste en face dans laquelle m’attendait mon père. Machinalement, je me penchai à la vitre de la portière afin de la saluer, mais il semblait trop occupé à observer les autres étudiants pour me répondre.
C’est ton petit ami ? me demanda-t-il sans que je ne m’y attende.
Euh… je… balbutiai-je en me retournant histoire de voir de qui il parlait.
Non, répondis-je simplement avant même que mon regard ne se pose sur le grand blond style surfer californien que mon père avait précédemment désigné. Le fait était que je n’avais pas de copain, mais naïvement, j’avais imaginé que mon père se radoucirait s’il apprenait que je ne lui appartenais plus à proprement parler, car je n’étais plus exclusivement sa petite fille à lui.
~ mai 2013, 20 ans, à la maison.flashback ~ Ce soir-là, mon père m’avait encore frappée. C’était devenu une habitude, tant et si bien que je me renfermais de plus en plus sur moi-même. Malgré moi, je m’éloignais même de ma meilleure amie, quoique ce soit un peu volontaire dans un sens. Mon père me frappait toujours plus, plus fort et plus longtemps, de sorte que les bleus qui recouvraient mon corps devenaient de plus en plus difficiles à camoufler. Cheryl était toujours ma meilleure amie et je souffrais autant qu’elle de me montrer si distance avec celle-ci. Mais j’avais la désagréable impression de ne plus pouvoir faire autrement. Le visage noyé de larmes, je m’étais donc réfugiée puis enfermée dans ma chambre, mais j’ignore comment, mon père était parvenu à en ouvrir la porte. A peine avait-il fait un pas à l’intérieur de la pièce que je me mis debout sur mon lit, lui adressant cette fois un regard plus triste que suppliant.
Papa, arrête, ça suffit maintenant, d’accord ? Je te demande pardon pour tout ce que j’ai pu dire ou faire qui t’aurait blessé, et je te promets de ne plus jamais parler de maman. On oublie tout et on repart de zéro ? Tu crois que c’est si facile ? commença mon père d’une voix rauque et sévère.
Tu es insolente, tu m’insultes, me manque de respect… tu me pousses à bout Kellin. Peut-être bien qu’il avait raison au fond. Je n’étais en rien la petite fille modèle et je ne lui facilitais pas la tâche, alors qu’élever seul son enfant n’était déjà pas une mince affaire. Toutefois, même si j’étais convaincue qu’il m’aimait à sa manière, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il avait tendance à aller trop loin lorsqu’il perdait totalement les pédales.
Tu ne m’aimes pas vraiment, hein ? le provoquai-je d’une voix peu assurée cependant. Une lueur de rage traversa les yeux de mon père aussi distinctement qu’il était possible. Il se rapprocha de moi et agrippa fermement mes épaules, me secouant frénétiquement comme pour me remettre les idées au clair.
Je t’interdis de dire une chose pareille, tu m’entends ? Je suis ton père, tu ne trouveras jamais personne qui t’aimeras plus que moi. Ces paroles, il les pensait sincèrement, et y croyait dur comme fer. Je crois qu’il avait bel et bien été touché par ce que je lui avais dit, mais qu’il avait été tout aussi blessé. Je le revoyais encore m’affirmer qu’aucun garçon ne voudrait de moi avec le caractère que j’avais – ou plutôt, le “sale” caractère que j’avais, comme il me l’avait si souvent répété. De ce fait, il estimait que j’étais entièrement à lui et qu’il pouvait bien faire de moi ce qu’il voulait sous prétexte qu’il m’aimait plus que quiconque. Paradoxalement, il ne pensait pas à mal. Mais moi, j’en avais assez d’être sa chose. J’étais bien décidée à lui prouver que je ne lui appartenais plus.
~ fin du flashback. Alors, quand est-ce que tu me le présentes ? Prise de cours, je cherchai mes mots jusqu’à ce que je ne me fasse percuter par quelqu’un. Peut-être était-ce un chanceux hasard. Sans même réfléchir, j’attrapai le jeune homme par le bras avant de déposer spontanément mes lèvres sur les siennes.
Et bien voilà… papa, je te présente mon petit ami, lâchai-je comme si de rien n’était. A cet instant précis, je préférais détourner le regard, me demandant ce que pouvait bien penser le jeune homme que je venais tout juste d’embarquer là-dedans.
Enchanté, monsieur… ? Baker, répondit naturellement le jeune homme avant de serrer la main que lui avait tendue mon père. Baker… ce nom résonna étrangement dans ma tête, comme si je l’avais déjà entendu quelque part. Par curiosité, je posai donc finalement mes yeux sur ce garçon qui s’avérait n’être personne d’autre que le fameux Esteban Baker, celui sur lequel Cheryl avait littéralement craqué un mois plus tôt. Légèrement perdue et déboussolée par mes propres mensonges, je préférai couper cours à cette scène grotesque.
Bon, on y va ? Tandis que je m’apprêtais à ouvrir la portière, Esteban me tira doucement par le bras.
Je vous l’emprunte une minute, déclara-t-il poliment à l’intention de mon père avant de m’emmener à l’écart.
Je suis désolée, lâchai-je avant même qu’il n’ait le temps de prendre la parole. Mais le jeune homme ne sembla pas prendre mes excuses en compte.
C’est quoi ton prénom ? me questionna-t-il sans trop d’intérêt je crois.
Tu n’as pas besoin de le savoir. Détrompes-toi. Si je dois vraiment faire semblant de sortir avec toi, il me semble nécessaire de savoir comment tu t’appelles, non ? rétorqua Esteban, visiblement amusé par la situation. Lâchant un soupir, je secouai négativement la tête et me contentai de lui tendre aussi discrètement que possible un petit bout de papier sur lequel j’avais inscris mon numéro de téléphone portable. Il était évident que désormais, nous aurions définitivement besoin de garder contact. Après quoi, je lui adressai un merci à peine audible, reconnaissante qu’il est joué le jeu pour une parfaite inconnue, lui qui n’avait rien demandé. Je tournai ensuite les talons, mais une nouvelle fois, le jeune homme me retint, attrapant ma main d’un geste à la fois ferme et doux. Timidement, je fis pivoter mon visage jusqu’à ce que mon regard rencontre le sien. Ce dernier, confiant, franc et plein d’assurance contrastait étrangement avec son sourire rieur, tendre et innocent.
Je m’appelle Esteban. Un fin sourire se dessina sur mes lèvres.
Je sais. Et sans rien ajouter de plus, je me détachai de son emprise pour aller rejoindre mon père. La voiture s’éloigna alors, sous le regard insistant d’Esteban, mais également sous celui plein d’incompréhension et de colère de Cheryl qui avait observé la scène depuis le parking. Sur le trajet qui menait jusqu’à chez moi, je sentis mon portable vibrer deux fois.
NUMÉRO INCONNU, 17h39.
« Ravi de t'avoir rencontré. »
CHERYL, 17h41.
« Ne m'adresse plus jamais la parole. »